Aquarius / Dogs : l’autre odyssée de l’espèce

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Playlist :
Childish Gambino – Won’t Stop
Plaid – Do Matter
Gilberto Gil – Toda menina Bahiana

“ Rudes sont le ciel et la terre qui traitent en chiens de paille la multitude des êtres. Rude est le sage qui traite le peuple en chien de paille. ”
― 道德經, Lao Tseu

      Il y a un moment où le Zarathoustra tambourine et les astres s’alignent, le corps dans l’espace infini démembré : enfant, vieillard, vivant et mort, tout à la fois. On pourrait reprendre l’analyse deleuzienne d’Alice au pays des merveilles dans Logique du sens, en la travestissant un peu à la lumière de 2001 :

    « Quand je dis que l’astronaute vieillit, je veux dire qu’il devient plus vieux qu’il n’était. Mais par là-même aussi, il devient plus jeune qu’il n’est maintenant. Bien sûr, ce n’est pas en même temps qu’il est plus vieux et plus jeune. Mais c’est en même temps qu’il le devient. Il est plus vieux maintenant, il était plus jeune auparavant. Mais c’est en même temps, du même coup, qu’on devient plus vieux qu’on n’était, et qu’on se fait plus jeune qu’on ne devient. Telle est la simultanéité d’un devenir dont le propre est d’esquiver le présent. En tant qu’il esquive le présent, le devenir ne supporte pas la séparation ni la distinction de l’avant et de l’après, du passé et du futur. Il appartient à l’essence du devenir d’aller, de tirer dans les deux sens à la fois : l’astronaute ne rajeunit pas sans vieillir, et inversement. Le bon sens est l’affirmation que, en toutes choses, il y a un sens déterminable ; mais le paradoxe est l’affirmation des deux sens à la fois. »

      Ce genre de réflexion n’est possible que dans un espace sans haut ni bas, ni limite. Ça n’est pas un hasard si Kubrick, qui veut évoquer dans un même temps l’infiniment grand et l’infiniment petit, la naissance et la mort, choisit de trimballer sa petite humanité dans le ciel étoilé. Ce qu’il y a d’intéressant avec les films hantés par la notion d’espace, c’est dans un premier temps ce qu’ils mobilisent de réflexion sur l’être et par ailleurs ce qu’ils veulent défendre de qualités de cet être en prise avec son environnement. Pour Kubrick, c’est un : l’exposition n’est soutenue par aucun territoire, il s’agit donc de disserter sur l’être indépendamment des contingences, de traiter de métaphysique, littéralement : de ce qui est au-delà de la physique, pour se concentrer sur la substance.

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Il y a deux très beaux films cannois qui ont voulu traiter d’espace cette année, mais d’un espace solidement arrimé à la terre, et donc de l’être en prise avec son milieu. L’espace, c’est d’abord cette enveloppe qu’on habite. Et, plus loin, le lieu où s’épanouit cette enveloppe : le territoire, la propriété, qu’il s’agisse d’une niche, une prairie, une longère, une décapotable, les quartiers chics ou la favela, le bureau ou le salon. Un film obsédé par l’espace ― mais plan ― est aussi un film qui dessine des frontières et ce faisant, qui évoque ce que peut être la limite morale, existentielle, politique qu’il voudrait― sans doute ― ne pas voir franchir.

Le premier, Dogs, primé à Un Certain Regard, se présente comme un thriller contemplatif à mi-chemin entre western et polar dans la Roumanie actuelle. Le second, Aquarius, invraisemblablement reparti les mains vides de la Compétition officielle, fait le portrait d’une résistante moderne dans un Brésil tout aussi contemporain. Cette contemporanéité est l’autre élément qui nous renseigne sur l’aspect plus politique ou sociétal des deux œuvres, quand 2001 refusait à juste titre son inscription dans un temps identifiable.

The dog barking at you from behind his master’s fence acts for a motive indistinguishable from that of his master when the fence was built.
The Territorial Imperative, Robert Ardrey

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Commençons par Dogs, de Bogdan Mirică, qui reprend les Chiens de Paille de Peckinpah à son compte, mais d’une façon tout à fait originale, parce que froide et contemplative. Roman, citadin bucarestois en transit dans la campagne roumaine, voudrait bien pouvoir vendre presto l’immense parcelle dont il a opportunément hérité de son grand-père, simili mafieux local. Mais il semble bien que ceux qui y travaillent (et qui étaient aux ordres de l’aïeul), de méchants types patibulaires aux atours frustes de bouseux, aimeraient pouvoir continuer à tirer les fruits de la terre sur laquelle ils vivent. Tout ça n’est évoqué que tard dans le film, hors du champ, littéralement hors-champ. Pendant longtemps, leur existence n’est manifestée que par l’aboiement ininterrompu de Police, sobriquet justement donné à la misérable chienne du domaine. Car la police et l’État sont exsangues et ces travailleurs de l’ombre, par définition, vivent reclus et cachés. Une barrière autour de la maison, la nuit : tout les isole du reste de la civilisation. Et d’ailleurs, c’est ce qu’on voudrait nous faire croire : qu’ils ne sont pas vraiment civilisés.

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Le pari intéressant de Mirică est de déporter le discours très général de Peckinpah d’une violence inhérente à l’homme vers celle d’une société déliquescente contre certains de ses membres. Au fond, lors d’une discussion très en tension, Roman évoque son bon droit (« c’est ma propriété« ) lorsqu’il justifie sa volonté de vendre, ignorant superbement ce que cette vente entraînera d’expropriation, d’anéantissement d’un monde, celui d’une ruralité mourante. Le tout nouveau possédant qu’il est voudrait s’en moquer, effrayé par la violence de cet univers dont il ignore tout. Ce dernier est violent, oui. Mais depuis quand, et pourquoi ? À un certain moment, l’inspecteur s’étonne que Samir (inquiétant et touchant Vlad Ivanov), le chef de la petite coterie, ait décidé de commettre un meurtre après 30 ans sans vagues, où alors de toutes petites. On n’a pas trop de mal à saisir que quelque chose a pourri et que c’est le « marché » qui en est à l’origine : la pénétration d’un process et ses codes brutaux dans un territoire presque vierge. Lorsque l’adjoint de police s’apprête à croquer une pomme, après que tout ce petit monde s’est expliqué, il est pris d’un doute et demande à son supérieur, lui-même rongé par un cancer : « ça n’est quand même pas une pièce à conviction, n’est-ce pas ? » Et les dents de s’enfoncer dans la chair.

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Au bout, ce qui s’apparente à de simples démarches cadastrales et de vagues querelles de territoires enrobés de la figure du western nous en apprennent davantage sur la noirceur de la Roumanie moderne. Elles nous rappellent aussi quelles limites morales Bogdan Mirică voudrait poser, sa tristesse empreinte de nostalgie, impuissante à empêcher le temps (et le capitalisme) de faire son œuvre. Est-ce à dire, comme le soutient Robert Ardrey dans l’Impératif Territorial, que nous ne sommes que des chiens, seulement viables et accomplis dans la défense de notre territoire ? Et plus loin, que cet accomplissement passe inévitablement par la violence ? Souvenons-nous qu’Ardrey et son pessimisme ont longtemps diffusé dans le petit monde du cinéma, chez Peckinpah, mais plus encore chez Kubrick. Pour Ardrey, le vernis de la civilisation, quelque épais qu’il soit, n’efface jamais réellement l’animal en l’homme et sa sauvagerie n’est que la conséquence de l’agression de la chose qui lui est la plus chère : son territoire. C’est dans African Genesis, thèse selon laquelle l’histoire de la civilisation se fond sur l’art de tuer (le singe ou H.A.L, c’est égal), qu’Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick ont pioché pour l’écriture du scénario de 2001. 

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Et justement, c’est une belle et grande affiche de Barry Lyndon qui trône dans l’appartement de Clara (lumineuse Sonia Braga). Et c’est encore l’histoire de possédants qui aimeraient bien déposséder l’individu ramené à sa marginalité (son refus de suivre le groupe) et son passéisme (son refus de suivre son temps). Clara, dernier rempart à la mise en vente d’un vieil ensemble en front de mer, au nom très évocateur d’Aquarius, ne veut pas en entendre parler.
Kubrick, Kleber Mendonça Filho en est un des plus brillants disciples et à ce titre il opère une merveilleuse synthèse entre la réflexion purement sociétale et territoriale de Dogs et celle, plus métaphysique, de son mentor. C’est que Clara est « née » symboliquement dans cet immeuble. Des premières mélopées aux premières amours, Filho voudrait démontrer à quel point l’espace que constitue l’appartement n’est que le prolongement de son hôte, dans sa chair et à travers son temps. N’hésitant jamais à zoomer ou dézoomer brutalement, comme pour manifester des courants de conscience (que ne renieraient pas Joyce ou Faulkner et Kubrick bien sûr), planant au dessus du sol comme l’âme flotterait dans le souvenir.

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Il y a une séquence absolument prodigieuse et impossible où, par un faux raccord (l’utilisation d’un drone, peut-être), la caméra surplombe d’abord un couple dans un parc en bord de mer, en plein coït (le même que celui de l’origine : comme chez Marquez, tous les temps de l’existence sont mêlés) avant de s’élever, reculer et fondre dans l’appartement où Clara sommeille. Le dedans et le dehors rapprochés dans un même geste ample. Le dedans : elle-même et son appartement ; le dehors : son rêve. En un plan-séquence unique, magistral, nous pouvons associer et dissocier ce qui serait la part du rêve de Clara de ce qu’elle serait, elle. Sans le traditionnel et bien pataud cut de circonstance. Plus loin, on retrouve ce même rapport entre territoire et corps, propriété et identité. Le viol du territoire comme viol corporel : des rêves enchâssés de portes dont on ne sait si elles sont ouvertes ou fermées, l’inquiétude que cela soulève, l’impression que quelqu’un essaie d’entrer : tout ceci concourt à prêter à la pénétration une inquiétante étrangeté.

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C’est que quelques modernes voudraient percer la gangue de l’individu, son passé, son intégrité, jusqu’à l’effacer, pour reconstruire. Et si possible basarder les meubles, les vieux disques, les chimères, tout le mobilier, tristes et joyeux traits de caractère auxquels Clara entend rester fidèle.
Il n’est pourtant pas question de nostalgie. Clara est aussi de son temps et prend ce qui dans la modernité ne nie pas les valeurs qu’elle a créées. Il est question d’identité contre la multitude ; d’affects et de permanence, contre l’esprit de troupeau. Il est question de hauteur. D’une hauteur pleine de vitalité contre ces « modernes » obsédés par la sécurité et l’hygiène, ce bas instinct de conservation de la meute contre l’être souverain. Dans un dernier plan, Clara retourne à ses pathétiques propriétaires les souches de bois remplies de termites qu’ils avaient déposées dans son immeuble, pour l’en déloger.

Des milliers de termites, grouillant anonymement dans le bois dont nous sommes faits.

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Dogs, film roumain de Bogdan Mirică, avec Dragos Bucur, Gheorghe Visu et Vlad Ivanov
Aquarius, film franco-brésilien de Kleber Mendonça Filho, avec Sonia Braga, Maeve Jinkings, Irandhir Santos