Twaïloute

 

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« J’ai des ficelles à mon destin
Tu me fais faire un tour de piste 
Mais où je vais, je n’en sais rien. »
Pierre Bachelet

 

             La plus grosse erreur de réception concernant Ma Loute serait de suivre docilement ce qu’en dit son réalisateur, lorsqu’il ânonne à longueur de conférences que c’est une comédie. À dire vrai, que certains soient hilares pendant sa projection en dit davantage sur le degré de grégarisme et/ou de tristesse infinie de nos contemporains que sur le film lui-même. Oui, Bruno Dumont mâtine son drame de burlesque ou plutôt, comme il l’a répété, cherche à faire émaner le tragique du grotesque ; ceux-là en effet n’étant que les deux faces d’une même pièce. Mais non, il n’y a rien de drôle ici. Il faut d’abord, pour s’en convaincre, observer Dumont en parler, afin de bien percevoir la chaleur qui transpire par tous les pores de sa peau et qui ressemble à s’en réveiller la nuit au génie facétieux d’un autre ch’ti : Dany Boon. On peut aussi regarder le reste de sa filmographie. Mais surtout, il faut veiller à s’attacher à recevoir le film le plus honnêtement du monde, sans posture ni attente, qualité dont nombre de mes amis critiques sont dépourvus.

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Le burlesque qui le compose n’est qu’un costume. On entend ici la mécanique corporelle se gripper, comme les huisseries grincent chez Pierre Étaix. On l’entend, mais elle ne vient jamais diffuser le montage ou le cadre. Tout l’art du burlesque repose pourtant sur le rythme de la structure et des compositions, quand tout ici n’est que déguisement et folklore de corps soumis à la pesanteur, sous le double prisme gravité/légèreté et qui verront plus tardivement leur manifestation dans quelques envolées felliniennes. C’est un phénomène qu’on observe, pas une somme de dérèglements visuels et soudains qui viendraient cueillir le spectateur. Et quand on voit ailleurs les figures de Laurel et Hardy, ce ne sont que les motifs, la coloration d’une étude. L’utilisation donc de l’habit et du masque conviennent en réalité bien davantage au projet assumé de Dumont : faire de Ma Loute un carnaval.

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Le carnaval, c’est un sarcasme, un exutoire, un archaïsme flamboyant et grossier où l’on brûle les idoles, un combat entre les puissants et les asservis, entre les vivants et les morts. C’est à la fois le mythe et la caricature, le divin et le païen, tout ça mêlé dans une grande farce qui finit rituellement au feu : une manière d’exorcisme avant d’assurer la nouvelle révolution. C’est donc à la fois un constat, une volonté de faire tabula rasa en même temps que l’assurance de répéter la même pièce, immuablement. En somme, Dumont observe les saisons. Je veux bien croire qu’il a essayé de faire une comédie, mais il est tout à fait évident qu’il en est totalement incapable et que son programme interne a substitué la tristesse à la gaudriole. Peut-être ici ou là pourra surgir un vague sourire ironique, mais guère plus. Faut-il s’en plaindre ? Certainement pas.

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Ma Loute est un très beau film désespéré, violent, climatique, qui confronte et qui lie dans un même tableau la lumière et l’abîme. Pas misanthropique comme on a pu le lire ici ou là, ni bonhomme, mais réaliste, questionnant. Il y a les grands bourgeois bardés de plumes et les indigents qui les portent d’une rive à l’autre, aussi dégénérés les uns que les autres, mais tout aussi résolument capables de grâce. Une première lecture tend d’ailleurs à verser dans la thèse du mépris crasse ou l’analyse sociologique un peu froide, jusqu’à ce qu’on sente que tous ces gens-là ressemblent plutôt aux grandes marionnettes dégingandées de Mardi Gras, dont les mouvements monstrueux ne sont que l’expression d’une volonté qui n’est pas la leur. L’occasion pour Bruno Dumont de crier dans une grande synthèse régionaliste son amour du Nord et de Pierre Bachelet, ses Corons, sa côte d’Opale et surtout son grand Marionnettiste :

Dumont ne se moque pas de Pierre Bachelet, il ne fait pas le cinéma méta de Wes Craven deuxième période, celui de Scream, où il s’agit de ricaner du genre qu’on reproduit, pour se dédouaner de sa médiocrité. Non, il aime le Pas-de-Calais, ses habitants, il aime sincèrement ses personnages, sans les excuser de leur atrocité.  Car au fond, il ne le dit pas expressément, mais il ne s’en cache pas non plus : Ma Loute est une ode philosophique à Twilight, un drame shakespearien entre vampires appliqué à l’humanité. Il y a la beauté diaphane d’une Kirsten Stewart sous les traits de Billy et celle plus animale de Robert Pattinson sous le bachi de Ma Loute.

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« Nous sommes des vampires, et à ce titre arrive ce qui arrive » clame Juliette Binoche. Et sur l’autre rive, de répondre à cette soif de sang par le cannibalisme. Celui qui rit à gorge déployée au monde que décrit Dumont est vraisemblablement un psychopathe. Ou un vampire. Mais au fond peu importe, car comme il est dit dans le film : « Dans toute cette histoire, il y a une providence : ceux qui seront sauvés et les autres. »

Ma Loute, un film français de Bruno Dumont

10 commentaires

  1. REDACTED · juin 6, 2016

    Salut. Il fait frais par ici.

    Je suis globalement d’accord dans les grandes lignes, sur le fait que Dumont n’a rien d’un misanthrope (et puis il faudrait qu’il soit franchement demeuré, le Bruno, pour s’acharner à filmer des gens du Nord s’il ne les aimait pas – d’autant plus qu’il en vient), sur le fait que le film n’est pas moins « sérieux » que certains de ses plus austères prédécesseurs (malgré son côté BD délurée). Il est en effet triste, parfois très violent, mais aussi très touchant (l’histoire d’amour, limpide et… hum, brutale). Et puis, cinématographiquement, c’est puissant : l’immersion est totale (à l’image de ce plan, magnifique, où Billy rentre dans l’eau). J’étais dans le film. Dedans, littéralement.

    En revanche, je lui trouve aussi un potentiel comique assez sidérant (et inédit), j’ai parfois ri de bon cœur – donc sans aigreur ni moquerie envers les personnages. Ton paragraphe sur le burlesque le soulève à sa façon : ce n’est pas un film à « gags », le gag nécessitant un travail d’horlogerie, de rythme, de variation d’échelle de plans, etc… Ce que Dumont ne fait pas (ou si peu) : les scènes de chutes sont totalement flagada de par leur apparente gratuité, par exemple. J’oserai presque qu’il s’agit d’ a-burlesque : le couinement du gros inspecteur peut à la rigueur faire rire jaune en première instance puis sa répétition, vécue comme « normale », annule complètement l’effet gimmick tant redouté : l’inspecteur couine, et puis c’est tout, c’est acquis. Dés lors, j’ai eu des rires plus francs et « inattendus » plus en aval, du fait de mon attachement à ce personnage. Je trouve le film parfois très drôle parce qu’on s'(y) habitue : le farfelu (ce que d’autres trouveront grossier, lourdingue, etc…) devient évidence ; le rire accompagne doucement ce cheminement et n’attend que d’être enfin libéré – un rire plein d’amour, éclatant, et qui, à l’inverse de cette idée que « Ma Loute » pointerait son flingue sur la tempe du spectateur (« Rigole, crétin ! »), débarque sans crier gare. Comme on peut rire des défauts/particularités/etc… d’un ami que l’on connait pourtant par cœur. En somme, le rire n’est jamais un programme, ici. Je précise quand même que mes amis ne sont ni cannibales ni consanguins.

    Et puis certaines conversations (entre les deux inspecteurs notamment) et d’autres séquences (la scène de l’apéritif, étirée façon élastique – on reconnait bien là le plaisir qu’a Dumont à faire durer les plans, jusqu’à épuisement) m’ont aussi beaucoup amusé. L’aspect « comédie » n’est pas ce que je retiens en priorité, loin de là, mais il maille en partie le dense filet. Et sans que ça ne ternisse, minore ou écrase le vrai sujet de ce film ô combien singulier et guère optimiste – c’est le moins que l’on puisse dire. J’ai déjà envie de le revoir, bordel.

    ET JE N’AVAIS PAS PENSE A TWILIGHT. MAIS ALORS PAS DU TOUT. Bon papelard sinon :).

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    • Joseph Boinay · juin 7, 2016

      Merci !
      À vrai dire mon petit couplet sur le rire était d’abord un étonnement. Lire dans la presse des choses comme « un sommet de drôlerie », « à hurler de rire », « hilarant », « formidablement drôle », « un pur bonheur », etc., m’a questionné. J’ai donc analysé les ressorts comiques, le rythme, ce à quoi Dumont faisait référence, etc., et qui n’a rien à voir avec le burlesque ou la satire, mais est à équidistance des deux. Ensuite, il y avait dans la salle près de moi une grande dinde qui ricanait à gorge déployée à peu près n’importe quand et même dans les moments très noirs, histoire que tout le monde comprenne bien qu’elle était parfaitement consciente des ressorts comiques dont Dumont avait parlé. Vous comprenez, c’est écrit « comédie » sur l’affiche, alors il faut rire. Bon après évidemment, il y a des passages tout à fait amusants, mais je dois reconnaître une petite pointe de ressentiment à l’égard de cette injonction qui m’a été faite et qui m’a empêché (bien aidé en cela par l’autre dinde que je vais faire cuire dès que je la croiserai.) J’évoquerais pour ma part davantage un mélange de tendresse et de farce, drôle parfois oui, mais surtout doux-amer, parfois très noir et certainement pas « hilarant ». Il y a parfois une catégorisation assez maladroite -heureusement Dumont ne s’y arrête pas- qui voit par exemple le bourgeois s’ébahir du folklore des prolos ou ailleurs la peinture de ces derniers en bêtes de foire et qui ne devrait pas tout de suite amener un rire franc, sauf à être un parfait connard. Dumont est suffisamment ambigu pour qu’il y ait au moins une hésitation chez celui qui serait pourvu de conscience. D’ailleurs et je m’en explique, le refus du rythme (l’étirement des scènes dont tu parles), la composition du cadre et comment les sujets s’y meuvent ne décrivent jamais une comédie. On pourrait me rétorquer qu’il s’agit d’une satire sociale, mais de nombreux éléments de drame s’y opposent. On ne peut par exemple pas décemment comparer ça au Père Noël est une ordure, pour des raisons évidentes de gravité, de mélancolie, et même de grand mélo sincère. De la même façon et je m’en suis déjà expliqué, on ne peut pas rapprocher ça du burlesque pour des raisons de rythme et de compositions du cadre évidentes. Une analyse assez succincte devrait faire comprendre à tout spectateur attentif que Dumont n’est ni du côté de l’un, ni du côté de l’autre, ni du côté de Chaplin, ni de Blake Edwards, ni de Pierre Étaix, ni d’ailleurs de personne d’autre et certainement pas d’un comique quelconque. D’ailleurs et pour finir, Dumont explique lui-même qu’il voulait d’abord raconter une histoire d’amour et qu’il trouvait ça insuffisant. Ce n’est qu’après qu’il a plaqué des éléments de comédie sur son mélo et sur son drame. Enfin, comme je le dis plus haut et Dumont avec moi, il s’agissait avant de tout de faire un film de carnaval et un mélo, mâtiné de comédie.

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      • Joseph Boinay · juin 7, 2016

        En tout cas, il fait peut-être frais ici, mais que c’est agréable de ne plus avoir à supporter la foule de demeurés qui a envahi Vodkaster… 😦

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  2. REDACTED · juin 14, 2016

    Je n’avais rien lu du film avant d’aller le voir (ce que je fais toujours d’ailleurs) ; tout juste avait-je lu et vu sur quelques affiches une liste de superlatifs bigger than life. Ça m’avait vaguement intrigué puisque j’avais toujours entendu dire que Dumont était un indétrônable fanfaron (rires du public). C’est le visionnage très récent de deux de ses films antérieurs (« Flandres » et « Hadewijch » – partagé pour le premier, coup de cœur pour le deuxième) qui m’a finalement poussé (très fort) à aller voir « Ma loute ». En effet, si je me suis retrouvé parfois dans quelques-uns de ces superlatifs (après un temps d’acclimatation et d’observation), ils ne rendent absolument pas compte du film dans son ensemble, sinon de ce que tu nommes « costume ». Mais ne l’oublions pas : « On n’a pas eu autant les jetons au cinéma depuis Shining. » matraquait l’affiche du Projet Blair Witch (que je ne déteste pas ceci dit, mais bon hein…). Les salauds.
    Pas de dinde de mon côté, ce n’est pas tous les jours Noël. Des rires généreux dans la salle et judicieusement parsemés – de mon côté, je ris sans péter le record de décibels ou bien dans ma barbe (dont la faculté à étouffer le son est absolument remarquable).

    « Il y a parfois une catégorisation assez maladroite -heureusement Dumont ne s’y arrête pas- qui voit par exemple le bourgeois s’ébahir du folklore des prolos ou ailleurs la peinture de ces derniers en bêtes de foire ». Oui, il ne s’y arrête pas, à tel point que l’on pourrait inverser la phrase. Il y a notamment le personnage du père de Ma Loute qui, s’il peut un instant paraître complètement autiste et demeuré, brille finalement d’une certaine intelligence, taiseuse certes, mais bien présente. Le regard, perçant, qu’il porte sur les bourgeois en dit beaucoup sur sa définition du mot « folklore » – ce retournement donne lieu à une ou deux scènes amusantes (la rencontre crispée des deux familles sur la plage, scène une nouvelle fois bien étirée).

    Pour ce qui est du burlesque, je suis d’accord. Aucun rapport. Et tant mieux. Et cela me fait repenser qu’il faut que je regarde Yoyo d’Etaix, que j’ai sous le coude.

    Ce qui me plait vraiment dans ce film, c’est qu’il peut donner l’impression de n’être fait que d’un gros bloc, sans sous-couches, sans tonalités – la grosse farce lourdingue à fond les ballons que semblent regretter certains. Pourtant, une fois bien immergé dans le film et assimilé son univers et ses « codes », les variations d’humeur, les ruptures de ton et les émotions en découlant sont absolument passionnantes. Et souvent extrêmement parlantes.

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  3. REDACTED · juin 14, 2016

    Quand à VK, euh oui bon euh pfff, j’y (très) passe. Putain, le jeu de mots.

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  4. viking · juillet 22, 2016

    Test

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  5. viking · juillet 22, 2016

    Peut-être s’y attarderait-on moins, sur cet aspect burlesque/farce/comique, si Dumont n’étirait pas comme un bourrin les séquences de jeu de ses stars (embarrassantes), et ses gags. J’ai beau trouver au film quelques qualités (dans la noirceur et la violence, dans l’envolée fellinienne sur la plage), ce qui reste, c’est cette impression qu’un Dumont hilare est assis à côté de moi, et me donne de gros coups de coude dans les côtes. Ou, pire, qu’il « s’abaisse à mon niveau ».

    Il y a aussi, c’est vrai, cette belle histoire d’amour (c’est déjà ce qui sauvait Ptit Quinquin), mais elle me paraît noyée dans les prétentions artistiques de Dumont (jouer avec la comédie, faire chier Luchini et Binoche). C’est pas beau comme film, non.

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    • Joseph Boinay · juillet 22, 2016

      Je ne les trouve pas du tout embarrassantes ces interprétations, car pas une seconde je n’ai cherché à en tirer un rire franc. Ce sont des personnages comme arrachés à la littérature, fantasques et tristes, à la fois insignifiants et porteurs de quelque chose de plus haut. À dire vrai, ça m’évoque une manière de bestiaire à la Thomas Mann. Je le redis (pourtant il me semblait l’avoir correctement décortiqué dans le texte) : Dumont ne fait pas une comédie, mais du carnavalesque. Du coup, je n’ai pas l’impression qu’il me force à rire (comme toi).

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  6. viking · juillet 22, 2016

    Rha mais mes commentaires partent dans les limbes un coup sur deux putain… Mais du coup, son geste lui échappe? un control freak comme lui? Ou alors, il ne comprend rien à la comédie et au carnavalesque et il confond les deux? Ou il feinte dans sa com sur le film?
    Je sens venir que tu t’en fous.

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